Seuls ceux qui mettent en pratique ce «droit des peuples à la grasse matinée » que revendiquait naguère un humoriste, seuls ceux-là connaissent sans doute la subtile et perverse jouissance que procurent ces rêveries semi-dirigées que l'on mène, sans encore ouvrir les paupières, entre l'instant où le sommeil proprement dit s'interrompt et le moment où il faut vraiment se lever, poser à nouveau les pieds sur le sol. Le plaisir que l'on en tire est double, car d'une part on s'abandonne à la pente agréable d'un fantasme choisi parmi les favoris – est-ce un hasard si l'érotisme n'y est généralement pas étranger? – et d'autre part, si le fantasme vient à manquer son but, on efface et on recommence jusqu'à ce que l'on parvienne à une satisfaction certaine.

A tort ou à raison, un tel cheminement est ce qui me paraît le mieux rendre compte de la manière dont se développent les peintures de Silvio Pasotti et même dont elles se constituent en « séries». Un ou plusieurs objets y servent de support à un fantasme qui se développe librement et conduit à une première conclusion, autrement dit à une première toile.

L'esprit du rêveur – je veux dire du peintre –, insatisfait de cette conclusion, fait légèrement machine arrière, relance le moteur de son fantasme et aboutit à une seconde issue, à une seconde toile. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que le fantasme originel ait fourni à l'artiste tout le plaisir que celui- ci pouvait en attendre. Il ne reste plus qu'à tourner la page et attendre le prochain fantasme, la prochaine « série »...

Si l'on observe maintenant le répertoire d'objets qui servent de support à la rêverie picturale de Silvio Pasotti, on découvre tout d'abord qu'en presque totalité ils appartiennent à l'imagerie élémentaire de l'homme de notre temps et de notre société d'Europe occidentale – et ensuite qu'ils s'organisent en deux catégories sans cesse confrontées, la première étant celle de la nature ou du naturel, la seconde celle de l'anti-nature ou de l'artificiel. Car chaque toile du peintre bergamasque apparaît comme le théâtre d'un dialogue sans cesse renouvelé entre le naturel et l'artificiel ou, si l'on préfère, entre ce qui va dans le sens de la vie et ce qui va dans le sens de la mort. Mais jamais, bien entendu, cet affrontement ne revêt une allure tragique ni même, d'ailleurs, théâtrale: ne vous disais-je pas que tout se passe avant que les paupières ne s'ouvrent?

En effet, ce dialogue du naturel et de l'artificiel est non seulement comme voilé par les brumes non encore tout à fait dissipées du sommeil, mais baigne dans cette atmosphère de paisible bonheur qui caractérise les rêveries semi-dirigées. De telle sorte que les relations entre les objets – comme, selon toute vraisemblance, entre ces objets et le peintre –demeurent gouvernées par le principe de plaisir dont, on le sait, le plaisir suprême consiste à ridiculiser le principe de réalité. De sorte aussi que ceux qui s'attendraient à une condamnation en règle de la «société de consommation» resteront sur leur faim –une faim qui ne s'alimente d'ordinaire que d'assez médiocres déchets – devant la peinture de Silvio Pasotti, laquelle peinture se situe en fin de compte à un tout autre niveau, beaucoup plus essentiel, celui de nos raisons de vivre, je dirais même de notre espérance de vie.

Mais ces affirmations demandent quelques éclaircissements. En même temps qu'elle contient un cri d'alarme, assourdi mais réel, contre l'invasion croissante de l'artificiel dans notre vie matérielle et sentimentale, la peinture de Silvio Pasotti ne porte pas condamnation contre les objets eux-memês – la machine à laver, l'automobile, le spoutnik, la piscine, etc. – que nos contemporains chargent volontiers de tous les maux afin de mieux se disculper eux-mêmes. Car les objets ne sont que ce que les hommes acceptent qu'ils soient. Si bien que s'il existe un accusé dans cette peinture, ce n'est pas l'impersonelle « société de consommation » mais l'homme,

pleinement responsable – par sa veulerie, son égoisme et son manque d'imagination – de la destruction progressive non seulement de la nature en général, mais de cette partie de la nature qui devrait pourtant lui tenir à coeur: lui-même. Que le sens des objets dépende de la décision de celui qui les met à contribution, les toiles de Silvio Pasotti en fournissent la preuve.

Car les objets, ici, on dirait qu'à peine leur possesseur – ou celui qui se prétend tel – a-t-il le dos tourné qu'ils s'éveillent à une sorte de vie autonome – «la vraie vie», qui sait? –, celle qu'organisent seuls le désir et la joie, la fantaisie et la grâce. En ce sens, on pourrait dire – comme on le disait, mais dans un tout autre sens, à propos de Magritte - qu'il y a, dans la peinture de Silvio Pasotti, une « leçon de choses» ou, plutôt, une « leçon des choses» qui enseignent à l'homme à ne pas être justement – une chose. Mais je n'ai pas dit encore combien cette « leçon » – là – servie par une facture intentionnellement désinvolte, comme si par une pudeur particulière l'artiste feignait un faible attachement aux objets en général et à la peinture en particulier, dans des tons aigresou crémeux qui à la fois engourdissent et réveillent notre sensibilité – était administrée à la faveur d'une atmosphère intensément poétique en dépit de sa discrétion native – et propre comme bien peu d'autres à enchanter l'univers étriqué dans lequel s'inscrit notre vie quotidienne.

La Noue (Marne), le 11 février 1975.

José Pierre.

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